Martin Kramer a présenté ces remarques le 20 septembre 2005, à une conférence publique sur la politique américaine et l’islamisme. Il parlait au côté d’Alastair Crooke, fondateur du Conflicts Forum. Cette rencontre s’est tenue à Washington, au Centre des Études Internationales et Stratégiques (CSIS). Vous trouverez ici un résumé des deux interventions, réalisé par le CSIS.
Je suis heureux de prendre la parole ici, au CSIS. En 1980, le CSIS a publié l’un de mes premiers travaux, l’Islam politique, dans la collection Washington Paper. J’avais tapé moi-même cette étude sur une antique machine à écrire au Caire, où j’effectuais des recherches en vue de mon doctorat. Le CSIS a ainsi contribué à ma notoriété naissante. C’est pourquoi je suis ravi de revenir sur le sujet ici même, quoiqu’à 25 ans d’intervalle.
Une suite de débâcles
Quand je considère ces 25 années, je suis frappé par le fait suivant : Quelques-unes des plus grandes débâcles de la politique occidentale résultent de confrontations avec des islamistes. Permettez-moi d’en rappeler les plus célèbres :
- Premièrement, la prise de l’ambassade américaine à Téhéran. Cette ambassade était encore pleine de personnel après la révolution, parce que certains croyaient possible de composer avec le nouveau régime. Ils avaient mal apprécié les forces en œuvre et l’ampleur de l’hostilité anti-américaine.
- Deuxièmement, l’humiliation de la France par l’Iran. Il faut rappeler que la France était allée très loin, recevant l’exilé Khomeiny à Paris, et lui permettant de diriger la révolution depuis la France. Les Français étaient sûrs d’avoir l’oreille du nouveau régime. Mais Khomeiny s’opposa aux Français sur l’Iraq, il ne fallut pas longtemps pour que des Français soient visés par des enlèvements et des explosions à Beyrouth et que des partisans de l’Iran fassent sauter des bombes sur les Champs-Élysées.
- Troisièmement, la collaboration des États-Unis avec les moudjahidine en Afghanistan. Le partenariat dans la lutte contre les soviets fit croire à beaucoup d’Américains que les djihadistes étaient certes des salauds, mais qu’ils étaient de notre côté[1]. L’échec à prévoir leur évolution ouvrit la porte au premier attentat sur le World Trade Center, puis au 11 septembre.
- Quatrièmement, la tentative du Royaume-Uni d’amadouer les islamistes, ou au moins de les neutraliser, en leur octroyant une liberté d’action sans précédent à partir du territoire britannique. Cette politique a été symbolisée par le vocable Londonistan. Les Britanniques ont récolté, le 7 juillet de cette année, la tempête du vent qu’ils avaient semé.
Ainsi, des gens intelligents, dont beaucoup avaient l’expérience des islamistes, se sont trompés à leur égard en de nombreuses occasions. Ils nous disent qu’ils savent comment leur parler, comment les détourner de la violence, comment trouver un terrain de discussion. Et des dirigeants, des gouvernement et de simples citoyens paient le prix de leurs erreurs. Et le pire est advenu précisément là où les islamistes jouissaient de la plus grande liberté d’organisation, de parole et d’action. Aussi, lorsque de vénérables experts du renseignement nous disent qu’ils ont des idées mirifiques sur comment traiter les islamistes, nous devrions d’abord exiger d’eux qu’ils rendent compte de leurs erreurs passées, et nous disent les leçons qu’ils en ont, peut-être, tirées.
Une des leçons que nous tirons de ces 25 dernières années est que le triomphe de l’islamisme n’est nullement inévitable. Il y a bien longtemps, quand je rédigeais l’islam politique, beaucoup de gens redoutaient qu’un raz de marée islamiste ne submerge la région. Mais les succès de l’islamisme ont été inégaux. Il a connu son apogée dans les endroits qui ont connu guerres et occupations, et où l’État est faible : Afghanistan, Liban, les territoires palestiniens, et l’Iraq. Là où l’État est fort, les régimes en place ont tenu les islamistes en échec ou sous contrôle. L’Égypte, la Syrie, l’Arabie saoudite, l’Algérie, tous ont été confrontés au défi islamiste, et l’ont surmonté. Deux raisons expliquent ces échecs de l’islamisme : les dirigeants arabes sont plus déterminés et impitoyables que ne l’était le Chah ; les islamistes sont moins portés aux alliances que ne l’était Khomeiny.
Ils sont moins aptes à trouver des alliés car ils n’acceptent aucun compromis sur leur exigence de dominer toute combinaison à laquelle ils participent et sur leurs valeurs fondamentales. Pour le dire d’un mot, ils sont intolérants, et suscitent pour cela la méfiance des autres groupes d’opposants et de leurs sympathisants potentiels dans le monde occidental.
Faire la différence
Après toutes ces années de mise à l’écart, il semblerait que certains islamistes évoluent. Mais l il importe de bien distinguer. C’est vrai, beaucoup d’intellectuels bienveillants disent eux aussi qu’il ne faut pas confondre tous les islamistes. Mais ils s’empressent de les mettre tous dans le même sac, et nous disent que tous, des Frères musulmans au Hamas, au Hezbollah et même jusqu’à Al-Qa’ida sont acceptables, au prix d’un effort raisonnable. C’est faire bon marché de différences très profondes. Alors laissez-moi vous proposer une classification sommaire, en deux catégories, des mouvements islamistes.
- Première catégorie :
Les mouvements islamistes pour lesquels l’entrée en politique serait une avancée. Il s’agit de mouvements qui sont marginalisés depuis si longtemps qu’ils se sont résignés à œuvrer dans des limites acceptables. Vous ne les imaginez pas défiler dans la rue avec des fusils ; ils sont parfaitement intégrés. L’exemple pourrait être le Parti de la Justice et du Développement (son sigle, AK signifie aussi “pureté”) en Turquie : sa modération est le produit d’une laïcité turque bien ancrée. Les islamistes turcs apprécient d’avoir été autorisés à participer à la vie publique, après des décennies de répression. Parmi les autres islamistes civilisés, on trouve une partie de l’establishment chi`ite en Iraq, et peut-être aussi quelques membres des Frères musulmans en Égypte (c’est en tout cas ce que dit Saad ed-Din Ibrahim). Ces mouvements peuvent être intégrés relativement facilement, dans la mesure où ils formulent peu d’exigences.
- Deuxième catégorie :
Les mouvements islamistes pour lesquels l’entrée en politique serait une régression. Un dirigeant islamiste qui n’a jamais connu un seul jour de prison ou d’exil, qui contrôle des stocks d’armes, des territoires ou de grandes fortunes, qui dirige un mini État dans l’État, n’abandonnera pas les instruments tangibles du pouvoir pour la loterie des urnes. Il acceptera d’être représenté au parlement pour mieux y défendre son pouvoir, mais ne l’échangera pas contre quelques sièges.
Dans cette catégorie, je placerais le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien. Ces mouvements ont un sens exacerbé de leurs prérogatives, et une longue habitude de rejeter les accords politiques qui ne les favorisent pas. Le coût de l’intégration de ces mouvements serait des plus élevés, car ils exigent de conserver les privilèges de leur État dans l’État.
Le principal de ces privilèges est la possession de stocks d’armes. Les Libanais, comme les Palestiniens, ont connu les heures sombres des seigneurs de la guerre, dont ils tentent de sortir. Le Hezbollah et le Hamas sont les principaux obstacles sur leur route.
Ils affirment ne jamais vouloir rendre leurs armes. Ils exigent de conserver un important arsenal, qui ne parvient pas à menacer vraiment Israël, mais qui sape l’autorité fragile de l’État libanais ou de l’Autorité palestinienne. À Beyrouth, le Hezbollah continue d’organiser des parades militaires, et à Gaza comme en Cisjordanie, aucune manifestation ne saurait se passer de l’exhibition d’armement. Hier, 10 000 miliciens du Hamas ont paradé à travers Gaza avec des fusils d’assaut, des rockets et des armes anti-chars. C’est différent de la culture américaine des armes à feu, centrée sur le droit des particuliers à porter une arme. C’est une compétition entre milices, comme on en a connu dans d’autres pays en ruine où des seigneurs de la guerre rivalisent par des démonstrations de force.
M. Crooke, dans ses écrits sur le Hamas[2] et un professeur libanais qui s’exprime sur le Hezbollah dans le Bulletin réformiste arabe[3], soutiennent tous les deux qu’il ne faut pas faire du désarmement de ces groupes une condition préalable à leur admission au débat politique. Leurs arguments reposent surtout sur le besoin de respect que ressentent ces groupes, respectabilité que leur conféreraient leurs armes.
C’est de la psychologie de comptoir. Les armes ne sont pas une sorte d’indemnité psychologique. Alors qu’ils justifient leur possession par la lutte contre Israël, elles sont en réalité un moyen de dominer leurs rivaux. Et tant qu’un de ces mouvements conserve ses armes, les autres en feront autant. Puisque le Hamas refuse le désarmement, le Djihad islamique fait de même, et les Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa, et le Fatah, et ainsi de suite. Le résultat est que les propres forces de sécurité de l’Autorité palestinienne en sont réduites à n’être qu’une milice de plus, et Abou Mazen, le premier des seigneurs de la guerre. Gaza pourrait ainsi bien ressembler à Beyrouth de la fin des années 70 ou à la Jordanie de la fin des années 60. Et nous savons bien comment cela se termine inévitablement. Il y aura un affrontement, avec de probables vainqueurs et perdants.
Il est exact qu’il n’existe aucune force qui ait la capacité de désarmer, de l’intérieur, ces milices, ni aucune force extérieure qui en ait, actuellement, la nécessité. C’est pour cela qu’il est important, pour les États-Unis comme pour l’Europe, de refuser au Hezbollah et au Hamas toute reconnaissance politique tant qu’ils agissent en milices armées. C’est le seul moyen de pression sur eux d’Abou Mazen ou du Liban.
Je pense que M. Crooke a été mal inspiré de suggérer à ses interlocuteurs du Hamas et du Hezbollah que nous pourrions changer d’avis sur cette question. Nous ne le ferons pas, et il aurait mieux fait de leur dire, franchement, que tant qu’ils paraderont avec des fusils et des ceintures suicides, et inciteront à leur utilisation, les occidentaux les considèreront, non seulement comme des terroristes obstacles à la paix, mais aussi comme les principaux ennemis du Liban et de la Palestine.
Préférences politiques
Cette différenciation devrait conditionner notre politique. Ceux qui suivent mes travaux depuis longtemps savent que je ne suis pas très enthousiaste pour la promotion de la démocratie dans le monde arabe. C’est d’ailleurs ce qui me distingue des néoconservateurs. Pour parler crûment, je pense que ceux des islamistes qui seraient le plus à même de bénéficier d’ouvertures politiques en sont encore à devoir apprendre ce que démocratie veut dire. Il ne s’agit pas seulement d’élections et de partis politiques. La démocratie, c’est la volonté de se battre pour que ceux qui ne sont pas comme vous puissent avoir le droit d’être différents, et même vous critiquer.
Les islamistes, qui opposent croyants et non croyants, hommes et femmes, islam et occident, ne partagent aucune des valeurs de la démocratie. L’islam, par lui-même, interprété autrement, peut s’en accommoder. Mais ce n’est pas dans ce sens qu’il est interprété par la plupart des islamistes.
Ceci étant dit, je suis bien conscient que l’Amérique a déjà choisi la démocratisation, et que le train est en marche. Dans ces conditions, j’insiste pour que la promotion de la démocratie soit sélective.
En particulier, il faudrait se concentrer sur les pays où les mouvements islamistes ont déjà été domestiqués, ceux de ma première catégorie. Je ne les qualifierai pas de “modérés”. Beaucoup d’entre eux ont un passé d’extrémisme violent. Mais c’est aussi vrai de beaucoup d’autres acteurs de la vie politique au Moyen-Orient. La question est : Ont-ils pris leurs distances avec ce passé, durablement et en actes ? Si la réponse est oui, il me parait difficile de prêcher la démocratie tout en voulant les exclure. Et, comme je l’ai indiqué, les risques de cette intégration sont vraisemblablement moindres.
Ce n’est pas le cas de la deuxième catégorie. Ces mouvements n’ont pris aucun recul par rapport au moindre des aspects de leurs stratégie et tactique passées. Bien au contraire : ils les glorifient, et promettent de les poursuivre dans la prochaine étape. J’ai cité le Hezbollah et le Hamas, mais je pourrais aussi bien y ajouter Al-Qa’ida et Zarqaoui. Alors que nous sommes parvenus à la conclusion qu’il n’y avait pas de solution militaire aux conflits de cette région, ils sont arrivés à la conclusion inverse : que la résistance et l’usage, explicite ou implicite, de la force est le seul moyen d’action efficace, et surtout légitime.
C’est le djihadisme, et on ne peut l’apaiser, car ses doléances ne sont pas circonscrites et ses ambitions sont sans limites. C’est la jalousie de ce que possède l’occident : la suprématie militaire, économique et culturelle. À l’échelon local, c’est la destruction d’Israël. Les djihadistes ne revendiquent pas l’égalité, comme le suggère M. Crooke ; ils veulent la suprématie, parce qu’ils l’ont eue autrefois et qu’ils la considèrent comme la preuve de la validité de leur foi.
Je me suis résigné à un rôle islamiste accru en politique. Mais je crois que la politique des États-Unis doit être discriminatoire au lieu d’être aveugle ; qu’elle doit s’appuyer sur des connaissances véritables et non pas sur des analogies faciles. Nous devrions reconnaître aussi que nos antécédents dans la distinction entre bons et mauvais islamistes sont catastrophiques et que nous devons remettre en cause régulièrement nos hypothèses de travail.
Et nous devons nous départir de toute illusion sur la signification d’un pouvoir accru pour les islamistes. Cela ne signifiera pas une grande alliance des croyants, américains et islamistes. Quand nous avions le communisme athée comme ennemi commun, nous pouvions imaginer des terrains d’entente. Mais il serait naïf de penser que les islamistes de la première catégorie vont s’allier avec nous contre les djihadistes de la deuxième. Ils ont entre eux plus de points communs que nous ne pourrions en avoir avec eux. Nous sommes au début d’une confrontation de longue durée, similaire à la guerre froide, d’autant plus difficile qu’il n’y a pas d’Union soviétique de l’autre côté.
Puisque M. Crooke a tant à dire sur le Hezbollah et le Hamas, laissez-moi lui dire qu’il se garde de toute illusion. Plus ils participeront au pouvoir, plus le conflit ressemblera à ce qu’il était au départ, entre 1949 et 1967 : un armistice instable, pas de reconnaissance, pas de négociation. L’islamisme est aujourd’hui ce qu’était le nationalisme arabe d’alors : le choix de l’usure à long terme plutôt que la diplomatie. Cela ne devrait pas constituer une découverte pour M. Crooke. Nous sommes en possession du compte rendu de sa rencontre avec le défunt chef du Hamas, Ahmed Yassin, où il est dit sans détour que le Hamas veut remettre en cause la création d’Israël en 1948, et pas seulement l’occupation depuis 1967[4].
Déjà certains faits renvoient les Palestiniens en 1949. Je veux parler du désengagement de Gaza et de la barrière de sécurité qui a des chances de devenir une nouvelle ligne d’armistice. Ce ne sont pas les attaques du Hamas qui ont chassé Israël de Gaza, mais la démographie. Mais ces attaques ont rendu possible la barrière de sécurité, en la rendant acceptable à la fois par les Israéliens et par une large part de l’opinion publique internationale. La séparation d’avec Israël rend probable une évolution comme en 1949, avec à nouveau l’entrée en lice de l’Égypte et de la Jordanie sur la scène palestinienne. Ils ne peuvent tolérer un État du Hamas, de même qu’ils ne pouvaient accepter un État dirigé par le Grand Mufti de Jérusalem en 1949.
Bienheureuse incohérence
Je conclus. Heureusement, le pouvoir séduit autant qu’il repousse. Si le soutien de l’Amérique est le baiser de la mort, c’est étonnant de voir tant de dirigeants arabes ou musulmans se presser à Washington pour y recevoir l’accolade. Nos vrais associés seront toujours ceux qu’attirent les bénéfices que peut leur procurer notre puissance. Ils seront nos alliés naturels dans cet affrontement, et la plupart d’entre eux ne seront pas des islamistes.
Ce ne seront pas non plus des démocrates. Devons-nous pour autant nous flageller ? Il y a ceux qui critiquent les États-Unis pour leur incohérence : prêcher la démocratie, mais soutenir des dictateurs. Mais il est une autre incohérence qui perturbe plus encore les habitants du Moyen-Orient : c’est quand l’Amérique punit ses amis et récompense ses ennemis. Il semble que ce soit la politique prônée par ceux qui voudraient associer et même choyer les islamistes. Mais je vous pose cette question : Par laquelle de ces incohérences avez-vous le plus de chance de vous retrouver sans amis et sans alliés, et snas beaucoup de démocratie non plus ? Pour moi, la réponse est évidente. Mais peut-être M. Crooke voit-il les choses différemment.
Traduction française : Jean Terreneuve
Notes
[1] Allusion aux propos du président Franklin Roosevelt sur le dictateur de la République dominicaine Rafael Trujillo : « C’est un salaud, mais c’est le nôtre. »
[2] The road ahead: perspectives on disarming Hamas
[3] Lebanon: The Paradox of Hezbollah’s Arms
[4] A transcript of a secret meeting held by Alistair Crooke, then a senior EU representative, with a Hamas delegation headed by (the late) Sheikh Ahmed Yassin